Freelance, fière carrière11 minutes de lecture

Dans le monde du travail contemporain, instable et changeant, faire carrière n’est plus vraiment à la mode. La mobilité professionnelle et les aspirations renouvelées des jeunes générations ont mis à mal l’évolution professionnelle linéaire. Le freelance incarne à merveille ce changement, autour d’une vie qui ressemble plus à une multitude de sauts de puce qu’à un parcours ordonné. Pour autant, la notion de carrière respire encore et s’adapte avec nous. Amédée fait le point !

D’un modèle linéaire…

Le terme carrière vient du monde équestre. Il qualifie d’abord le chemin dédié aux chevaux et aux chars (carrus en latin). Aujourd’hui, il désigne toujours cet espace clos utilisé pour le dressage, mais il est avant tout utilisé pour décrire un parcours professionnel.

Le Larousse parle d’une “vie professionnelle considérée comme un ensemble d’étapes à parcourir”. Doit-on pour autant interpréter la notion de carrière à la lumière de son étymologie, comme un chemin tout tracé, voire un dressage professionnel ? Laurent Giraud et Alain Roger expliquent que l’on distingue effectivement un modèle linéaire dans la notion de carrière. “La plupart des auteurs, comme Erikson (1963), Kets de Vries et Miller (1985) ou Hall et Goodale (1986), définissent un découpage de la carrière en quatre grandes étapes : exploration (ou apprentissage), maîtrise (ou développement), maintenance (ou routine) et désengagement (ou retrait).”[1] Dans un autre registre, Jack Ma, le célèbre fondateur d’Alibaba, semble aller dans ce sens avec une leçon de vie dont il a le secret. Il conseille d’étudier avant 20 ans, d’apprendre entre 20 et 30, de travailler pour soi-même entre 30 et 40, etc.

…au nomadisme ?

D’un autre côté, la plupart des études et des discours actuels mettent en avant des transformations profondes dans la notion de carrière. L’instabilité du marché du travail, la fragmentation des chaînes de valeur et la fameuse économie de plateformes mettent à mal le modèle linéaire. Du côté des salariés et des travailleurs en général, l’aspiration à “plus de sens” – quoi que cela veuille dire – pousse les jeunes générations à une mobilité plus chaotique.

On parle parfois de carrière sans frontière, nomade ou protéenne, dont les caractéristiques diffèrent du modèle traditionnel. La littérature sur le sujet est abondante, mais les 7 critères différenciants proposés par Sherry E. Sullivan [2] donnent un bon aperçu des transformations à l’œuvre :

  •       Le premier est la relation à l’emploi. Le binôme employabilité/flexibilité remplace le duo sécurité/loyauté.
  •       La mobilité est largement accrue, d’une à deux entreprises, on passe à une multitude.
  •       Les compétences, spécifiques à une entreprise dans la carrière traditionnelle, deviennent transférables.
  •       Les critères de succès sont moins objectifs : la rémunération et les responsabilités font place à la fameuse quête de sens.
  •       La responsabilité est plus partagée entre l’entreprise et l’employé, moins passif.
  •       La formation, si elle concerne les deux types de carrière, est plus informelle et continue dans la carrière nomade.
  •       Enfin, l’apprentissage remplace l’âge comme critère déterminant dans la progression.

En 1996, le titre d’un ouvrage dirigé par Douglas T. Hall présentait déjà la notion de carrière comme un concept mouvant. « La carrière est morte, longue vie à la carrière » pouvait-on lire sur la couverture…

Illustration de la carrière nomade à partir de Hall par Laurent Giraud et Alain Roger

Les indépendants perdent le fil.

L’évolution de la notion de carrière vers le nomadisme amène naturellement à la question du freelance et du travail indépendant en général. Celui-ci apparaît comme le paroxysme des transformations qui touchent le travail, dans le sens où les grandes étapes de la vie professionnelle se passent des cadres traditionnels.

En dehors de la sphère structurante de l’entreprise, les repères juridiques, la protections sociales et une grande partie des jalons posés par le droit du travail sont flous, obsolètes ou inexistants.

Cette situation laisse une masse hétérogène de professionnels sans perspective de carrière, au sens traditionnel du terme. Selon l’INSEE, la France compte 2,7 millions d’indépendants. Une étude de McKinsey affirme que 13 millions de français exercent une activité non salariée. Un écart abyssal qui illustre la variété des situations et la difficulté d’un classement efficace. Entre les artisans, les professions libérales, les auto-entrepreneurs précaires et les travailleurs ponctuels, la situation et les perspectives varient du tout au tout.

On distingue cependant une caractéristique commune : le flou artistique qui les entoure. Exceptées les professions “ordonnées” (les notaires, les médecins, les architectes, etc…), l’ensemble de ces statuts se caractérise par une confusion symbolique et institutionnelle.

Contrairement aux salariés dont les parcours possibles sont identifiés, les indépendants ne bénéficient pas d’une “sécurité de destin” comme la nommait Jean-René Tréanton.

Dans un style élégant au charme anachronique, il expliquait en 1960 les conséquences des vies hors-carrière, dont l’écho avec la situation contemporaine est troublant. “Elles peuvent signifier l’instabilité chronique de l’emploi ; elles peuvent aussi, parfois, ouvrir la percée fulgurante dans le labyrinthe social : chance que courent le boxeur, le toréador, le chanteur de charme. D’autres ne choisissent pas aussi délibérément. Ceux que leur mauvaise santé, leurs échecs répétés aux épreuves psychotechniques ou le déclin brutal de l’activité collective où ils ont commis l’imprudence de s’engager, éliminent au départ ou en cours de route du circuit des carrières, ceux-là font figure de “résiduels”[3].

Vers une redéfinition de la réussite professionnelle ?

La question des professions “ordonnées”, très codifiées et au prestige historique, ne se pose pas du point de vue de la carrière. Celle des indépendants précaires ne se pose pas non plus : leur statut n’est pas un choix et on peut imaginer qu’ils souhaitent un retour rapide dans un circuit classique.

Reste toute une nouvelle génération de freelances, qui a justement quitté l’entreprise pour échapper au carcan de la carrière traditionnelle. Sont-ils condamnés à une forme d’errance professionnelle choisie ou doivent-ils trouver de nouveaux schémas de progression ? Évidemment, Amédée penche pour la seconde option et propose trois pistes de réflexion pour penser la carrière d’indépendant.

Faire “comme si”. Les services de mutualisation destinés aux freelances se multiplient. Des plateformes ou coopératives comme WemindSmart ou Coopaname permettent aux indépendants de retrouver les bases de l’entreprise classique telles que la protection santé ou le comité d’entreprise. Le portage salarial offre depuis longtemps le même type de garanties. Une troisième voie entre indépendance et salariat qui ne satisfait pas aux enjeux de statut social et d’identité portés par la carrière traditionnelle mais qui permet de “séculariser un parcours et des transitions professionnelles”[4].

Changer ses critères. Dans la lignée des carrières nomades, le travailleur indépendant incarne un bouleversement des marqueurs de succès. Les critères dit “objectifs” tels que le salaire ou le niveau hiérarchique, sont remplacés par l’employabilité ou la qualité du réseau. En outre, ils s’accompagnent de plus en plus de critères “subjectifs”, liés à la qualité de vie et à l’épanouissement personnel, aujourd’hui déterminants dans la mesure de la réussite.

Forger une “conscience de classe”. L’expression est sans doute un peu forte, mais elle incarne bien le besoin d’identité collective qui touche les indépendants. La carrière de freelance sera sans doute mieux reconnue lorsqu’elle apparaitra noire sur blanc dans les petites fiches d’orientation de l’éducation nationale. Des projets tels que la Freelance Fair en France ou Freelancers Union aux Etats-Unis portent déjà cette lutte d’influence. Une nécessité lorsque l’on sait l’importance de la reconnaissance, de l’esprit de corps ou du prestige au travail.

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[1] Giraud, L. & Roger, A. (2011). Les étapes de carrière à l’épreuve du temps. Humanisme et Entreprise, 302,(2), 13-28
[2] Sherry E. Sullivan, The Changing Nature of Careers: A Review and Research Agenda, Journal of Management, Vol 25, Issue 3, pp. 457 – 484
[3] Tréanton Jean-René. Le concept de « carrière ». In: Revue française de sociologie, 1960, 1-1. pp. 73-80.
[4] https://orbi.ulg.ac.be/bitstream/2268/159365/1/AGRH2013vd.pdf

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Photo de couverture  by Mika Matin on Unsplash
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Guillaume Ladvie
Rédacteur

Indépendant vendu au plus offrant. Du grand groupe industriel à la petite maison d’édition, je conseille, je communique et j’écris beaucoup. Grande tendresse pour les questions de langage et de folklore digital. Éditeur de scalde.co. Grenoblois de Paris.

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