Freelance, c’est l’histoire d’un mot4 minutes de lecture

C’est notre dénominateur commun, c’est même notre dénomination. Le terme “freelance” charrie derrière-lui toutes sortes de représentations et de fantasmes. Mais peu d’entre nous connaissent ses origines et son histoire. C’était sans compter sur Amédée !

“Freelance”. Comme souvent avec la langue du XXIe siècle, c’est dans un anglicisme que s’est cristallisée la nouvelle pratique. L’anglais servant plus ou moins de lingua franca, chaque région du monde mondialisé – n’en déplaise à certains – adapte et “néologise” autour de termes importés d’outre-Atlantique. Ainsi, nous autres français avons arbitrairement décidé de réduire le freelancer en freelance. Cette langue véhiculaire internationale simplifie, rabote et nivelle, elle facilite la compréhension mutuelle. Il en résulte un paradoxe intéressant : tout le monde sait à peu près ce qu’est un freelance, personne ne sait vraiment ce qu’est un freelance. Et pour cause, dans ses tribulations historiques et géographiques, le terme a courbé l’échine sous le poids des nouvelles significations. Il est aujourd’hui plus polysémique que jamais.

Les origines militaires du freelance

La plupart des mots vivent très bien leur polysémie. Après tout, si on fréquente les milieux d’extrême gauche, on ne s’étonnera pas de croiser des rouges vêtus de rouge qui sirotent un rouge ! Cependant, le voyage généalogique dans l’histoire d’un terme est souvent riche d’enseignements. Il ne s’agit pas de tordre l’étymologie pour valider une idéologie, comme c’est souvent le cas. Il s’agit ici de remonter le fil du mot, de voir ce qu’il a à nous apprendre, de laisser libre court à une curiosité toute naturelle.

Il faudrait peut-être dire « des » mots. En effet, dans ses premières occurrences, le terme était coupé en deux : free et lance. Les sources diffèrent à ce propos, mais l’article de Jim Blackstock pour DeskMag semble être le plus complet. Il y explique qu’en cherchant dans les archives numérisées de “Google Books”, la plus ancienne référence remonte à 1716, et la plus ancienne référence consultable à 1809, avec The Life and Times of Hugh Miller de Thomas N. Brown. Plus tard, en 1820, c’est Sir Walter Scott qui utilise le terme dans son roman Ivanhoé :

“I OFFERED RICHARD THE SERVICE OF MY FREE LANCES, AND HE REFUSED THEM—I WILL LEAD THEM TO HULL, SEIZE ON SHIPPING, AND EMBARK FOR FLANDERS; THANKS TO THE BUSTLING TIMES, A MAN OF ACTION WILL ALWAYS FIND EMPLOYMENT.”

Tous les livres n’étant pas numérisés, on pourrait sans doute remonter encore plus loin… Quoi qu’il en soit, les premières occurrences connues du terme ramènent à la même chose : des soldats à louer, des mercenaires désignés par leur armement, la lance.

Parenthèse amusante : une traduction en français de l’expression d’origine donne des résultats intéressants. En 1835, Auguste Defauconpret traduit Ivanhoé et propose “francs-lanciers”, que l’on peut assez facilement rapprocher de “francs-tireurs”. De là à voir fleurir des francs-tireurs de la communication, du code ou du graphisme, il n’y a qu’un pas. Seconde parenthèse amusante : la francisation du terme freelancer en freelance est en fait plus fidèle à l’original que le terme utilisé par les anglo-saxons aujourd’hui. Cocorico.

La suite de l’histoire est assez classique, freelance a doucement étendu sa signification pour finalement désigner les indépendants et les non affiliés de toutes sortes (militaires mais aussi politiques et journalistes). Il a fallu attendre la fin du XXe siècle pour qu’il entre dans le langage commun comme petit sobriquet des travailleurs indépendants. Malheureusement, cette partie de l’histoire n’est pas très détaillée. On sait simplement qu’il s’est fait une place dans le Oxford English Dictionnary en 1903. Il a également profité du XXe siècle pour gagner un tiret, puis le perdre à nouveau au profit d’un rapprochement des parties.

Freelance, choisis ta guerre !

Quelles conclusions tirer de ce rapide voyage dans l’histoire du freelance ? Peut-être que nous sommes les héritiers des mercenaires. Nous partageons avec eux un défaut de perception vis-à-vis du grand public. Persat, vétéran de Napoléon parti faire la guerre au Nouveau Monde aux côtés de Bolivar écrivait “On ne mange pas toujours à sa faim. On trouve du pain de maïs, de la viande boucanée, du poisson salé, mais jamais de vin, rarement de l’eau-de-vie. On peut certainement, et c’est un devoir, souffrir de pareilles privations pour sa patrie, mais pour des individus qui ne valent pas mieux que des Espagnols, c’était vraiment de la folie.”[1] Le parallèle avec une vie d’indépendant est plaisant et fait écho à une des principales préoccupations des freelances. Selon une étude menée en 2017 par Malt (ex Hopwork) et Ouishare, 97 % des indépendants déclarent que les débats politiques et économiques ne tiennent pas compte de leurs spécificités !

Cette dilution dans la zone grise du manque de reconnaissance est sans doute le prix de l’indépendance… Heureusement, les mercenaires nous offrent aussi des héros auxquels nous identifier, tels que Garibaldi, romantique par excellence ou Blaise Cendrars, Suisse engagé pour la France pendant la première guerre mondiale. Peut-être pouvons-nous également leur emprunter leur devise, « Le monde est notre patrie », après tout, le monde est notre bureau !

[1] Histoire des Mercenaires, Walter Bruyère-Ostells, Taillandier, 2011

Guillaume Ladvie
Rédacteur

Indépendant vendu au plus offrant. Du grand groupe industriel à la petite maison d’édition, je conseille, je communique et j’écris beaucoup. Grande tendresse pour les questions de langage et de folklore digital. Éditeur de scalde.co. Grenoblois de Paris.

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