Les freelances se sentent encore pénalisés au quotidien12 minutes de lecture

Pensé d’un côté pour les salariés, de l’autre pour les indépendants, le système social français s’avère de moins en moins adapté aux besoins des freelances qui jonglent entre les statuts. Secrétaire confédéral à la CFDT, Alexis Masse plaide pour un modèle plus protecteur pour tous.

Propos reccueillis par Alexia Eychenne, une ITW que vous pouvez retrouver dans le Guide des indépendants 2018, une création Amédée et Socialter.

Normalien, Alexis Masse exerce six ans comme professeur d’économie avant d’intégrer l’École nationale d’administration (ENA). Il rejoint ensuite Bercy en tant qu’inspecteur des finances. En 2012, il devient conseiller de Cécile Duflot au ministère de l’Égalité des territoires et du Logement. Depuis 2015, Alexis Masse est secrétaire confédéral à la CFDT, en charge notamment du numérique. Il préside le Forum pour l’investissement responsable (FIR).

Quels problèmes pose aujourd’hui la protection sociale des freelances ?

Freelance, c’est une identité professionnelle avant d’être un statut. Ce qui unit ces travailleurs, c’est le désir d’autonomie, le fait de valoriser les projets avant les structures pour lesquelles ils les mènent. On trouve parmi eux aussi bien des indépendants que des salariés qui veulent passer d’un statut à l’autre, selon qu’ils seront en contrat de travail pour une start-up, en mission à leur compte, etc.

Les freelances demandent qu’on les accompagne et qu’on les sécurise à tout moment. Car lorsque l’on change souvent de statut, ça devient vite le parcours du combattant pour faire valoir ses droits.

La difficulté tient au fait que notre système social a été construit autour de catégories étanches : d’un côté, des salariés ; de l’autre, des gens qui s’établissaient comme indépendants. Et non pour des travailleurs basculant rapidement d’un statut à un autre, voire cumulant les deux, comme les slashers.

Que fait-on de ce constat ? On renforce les droits des indépendants, on invente une troisième voie pour ces parcours hybrides… ?

Notre conviction c’est plutôt d’imaginer un système social beaucoup plus universel, plus accueillant pour tout le monde, qui permette à chacun d’évoluer sereinement et selon ses choix.

Dans quels domaines les inégalités entre les freelances et les autres catégories de travailleurs se manifestent-elles le plus fortement ?

Le problème est assez évident dans l’accès au logement et au crédit. Les propriétaires et les banquiers ne comprennent pas bien ces parcours. Pour évaluer le revenu, cela demande un effort. Ils hésitent donc et préfèrent se tourner vers des candidats dont la situation leur semble plus rassurante.

Pour les freelances, cela crée une barrière à l’entrée dans le logement et une difficulté d’accès au crédit. Des travailleurs qui gagnent parfois correctement leur vie se sentent pénalisés au quotidien.

Mais les difficultés sont aussi présentes pour certaines assurances sociales, comme les complémentaires santé. Quand on ne se situe pas dans une catégorie simple à définir, les assureurs ont du mal à tarifer et les prix peuvent grimper. D’autant que la mutualisation n’est pas organisée pour assurer un système juste et progressif, comme avec les mutuelles professionnelles. Enfin, il est souvent difficile d’indemniser la perte d’un chiffre d’affaires ou d’un revenu intermittent. Quand cela n’est pas fait, les conséquences sont tragiques. La maternité est un bon exemple, lorsque la mauvaise prise en charge pousse des femmes à abréger leur congé, au mépris de leur santé.

Quelle réponse apporter face à cette diversité de situations ? La loi doit-elle évoluer ?

Nous sommes sensibles au fait d’imaginer des solutions pour tous. Le premier principe, c’est que le travail crée des droits. Nous travaillons d’ailleurs à poser les jalons d’un socle de droits universels pour tout actif. Et à développer des outils pour renforcer le suivi des parcours afin de mieux lisser les inégalités, en particulier en termes de recours aux droits. Ce socle permettrait d’offrir à tous une base et serait déjà un beau chantier législatif. Mais il faut aussi prévoir l’étage des assurances complémentaires et s’assurer que l’on peut être correctement indemnisé à un coût abordable, ce qui suppose de la mutualisation. Chaque heure travaillée doit donner lieu à l’ouverture de droits complémentaires à la retraite ou à celle de droits au chômage en cas de perte de revenu d’activité, à l’aide d’une contribution sociale. Dans ce cas, des solutions mutualistes peuvent aussi être imaginées.

Depuis le 1er janvier 2018, le régime social des indépendants (RSI) disparaît au profit du régime général de la sécurité sociale. C’est un premier pas vers ce système « universel » ?

Le principe d’universalisation de la protection sociale est une bonne chose. Mais on verra avec le temps si le nouveau système est capable d’accueillir les parcours atypiques, plus complexes à traiter que les carrières monolithiques.

Il faut un accompagnement renforcé si l’on veut que les freelances puissent à la fois bien connaître leurs droits et y accéder facilement.

Or, tous les guichets n’ont malheureusement pas été conçus dans cette logique d’accompagnement global. Le nouveau guichet de l’ancien affilié au RSI aura-t-il les moyens de remplir son rôle ? C’est un défi qui dépasse la simple reprise des missions du RSI et nous avons quelques inquiétudes à ce sujet. Un dernier point est de savoir qui est légitime pour représenter les freelances. On considère que les organisations patronales les représentent par définition, sans interroger les concernés, alors que les syndicats les aident aussi à s’organiser. Or les organisations patronales refusent plutôt la mise en place de droits nouveaux pour les freelances. En l’absence de mesure de la représentativité, on a donc un vrai problème de légitimité de représentants qui ne s’adressent pas à eux et ont d’autres agendas politiques que celui de faire progresser leurs droits.

Les freelances que vous rencontrez sont-ils favorables à l’ouverture de l’assurance chômage aux indépendants, promise par Emmanuel Macron ?

Oui, très clairement. Mais il faut savoir qui paiera cette extension des droits. Si cela se traduit par une dégradation de ceux des salariés, c’est inacceptable : la solution n’est pas de partager la pénurie. Ce qui paraît le plus sage, c’est d’avoir à la fois un système de solidarité nationale financée par l’impôt (CSG) et un système d’assurance sociale obligatoire contributive, avec des cotisations qui ouvrent droit à une indemnisation en partie proportionnelle aux revenus que l’on touchait. On ne peut pas seulement renvoyer vers un filet de sécurité qui serait le même pour tous, mais avec des droits dégradés.

À quel moment un freelance pourrait-il prétendre au chômage ?

C’est un sujet technique à travailler. L’enjeu est d’avoir un ou des critères objectifs, qui ne puissent pas être manipulés pour éviter des effets d’aubaine, mais qui permettent d’être indemnisé dès que l’on commence à avoir des difficultés, sans attendre qu’il soit trop tard.

Le compte personnel d’activité (CPA), créé en 2017, devait servir à ce que les travailleurs conservent mieux certains droits au fil de leur carrière. Où en est-on ?

Cela me semble toujours une excellente idée d’avoir un compte social qui suit la personne quel que soit son statut – salarié du privé, demandeur d’emploi, indépendant… Aujourd’hui, il contient le compte personnel de formation (CPF), le compte de prévention de la pénibilité (qui permet à celui qui a subi une situation professionnelle pénible de disposer de droits renforcés pour se reconvertir), et le compte d’engagement citoyen. Ce n’est qu’un début. À la CFDT, nous aimerions y mettre beaucoup d’autres choses, comme une banque des temps qui permettrait de diminuer ses horaires de travail à certains moments de la vie : prendre une année sabbatique, s’occuper de ses enfants, accompagner ses parents vieillissants, etc.

François Hollande l’avait présenté comme sa grande réforme sociale. Croyez-vous qu’il sera amélioré sous ce quinquennat ?

L’attachement au CPA est beaucoup moins fort que sous le précédent mandat, mais il n’y a pas de remise en cause, c’est déjà ça… À nous de montrer qu’il va dans le sens de l’Histoire et qu’il faut le développer.

Une partie des freelances n’a-t-elle pas vocation à revenir vers le salariat, via des structures comme les coopératives d’activité et d’emploi (CAE) ?

Nous sommes très favorables aux CAE. C’est une excellente façon d’avoir à la fois une autonomie et une sécurisation. Prenez le cas des livreurs de Take Eat Easy après la faillite de la plateforme [en juillet 2016, NDLR]. En France, ça a été une catastrophe : les livreurs sont obligés de mener un contentieux aux prud’hommes pour essayer de faire requalifier leur contrat commercial en contrat de travail, et espérer récupérer les impayés grâce à la garantie des salaires. En Belgique, la coopérative SMart salariait beaucoup de coursiers : c’est elle qui les a indemnisés. C’est une bonne solution. Comme le portage salarial peut en être une pour certains problèmes. Avoir des feuilles de paie permet par exemple d’entrer dans le logement plus facilement. Il faut regarder outils après outils et favoriser les plus intéressants.

La loi El Khomri, votée en 2016, reconnaît une « responsabilité sociale » de certaines plateformes comme Uber. Qu’est-ce que cela implique en matière de protection sociale ? Est-ce suffisant ?

La loi travail a posé le principe de droits sociaux des travailleurs des plateformes, notamment celui de se syndiquer ou de faire grève. Et les applications qui fixent les prix des prestations doivent prendre en charge pour leurs travailleurs une assurance contre les accidents du travail. Est-ce que cela suffit ? Probablement pas. Mais c’est une première étape qui permet de poser le principe et de s’interroger sur leurs pratiques.

Ce qu’on souhaite à terme c’est un vrai dialogue social avec les plateformes, qui serve à discuter aussi bien des tarifs que du montant des commissions, du traitement des réclamations, du traitement déontologique des données, etc. À partir de là, on pourra aussi associer aux plateformes de nouveaux droits sociaux, notamment sur la formation, la montée en compétences et  les moyens pour permettre l’évolution professionnelle.

Il y a toute une palette de choses à discuter qui fera, à terme, que certaines plateformes seront dans une démarche responsable et d’autres moins. Et que le consommateur pourra choisir en fonction de cela.

Photo de couverture Elijah O’Donell
Photo #2 Shridhar Gupta

Alexia Eychenne
Journaliste

Journaliste indépendante, je réalise des reportages textes et multimédias. De Paris, j’écris principalement sur les questions sociales, avec une prédilection pour le monde du travail.

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