Le « marché intérieur » du conseil est-il tabou ?10 minutes de lecture

Pour qu’une économie soit prospère, un atout indéniable est l’existence d’un marché intérieur qui assure que la prospérité se maintient parmi la population, sur les territoires où la valeur est créée. Il pourrait en aller de même pour la population des indépendants du conseil, des coaches et des freelances de tout poil qui s’en rapprochent.

Par marché intérieur du conseil indépendant, j’entends tout simplement que des prestations peuvent être fournies par des indépendants à d’autres indépendants, par des coaches à d’autres coaches, par des freelances à d’autres freelances.

La question est ici de savoir s’il s’agit d’un tabou ou simplement d’un point aveugle, un potentiel sujet de thèse que je n’ai pas le loisir de traiter, ou peut-être une réflexion parmi d’autres sur l’évolution des entreprises et du travail en général.

Combien de fois avez-vous entendu évoquer, par exemple, l’un de ces cas ?

Cas 1 : cet atelier de partage d’expérience était destiné aux entreprises, mais on a un public composé au trois quarts de consultants et coaches, du coup on a été obligés d’en limiter le nombre… ?

Derrière cela on peut décrypter (i) que l’organisateur essaie de se démarquer par rapport à l’animation interne d’un réseau d’indépendants, (ii) que la fréquentation des ateliers et rencontres interentreprises fait partie intégrante de la prospection commerciale desdits indépendants, et (iii) que les entrepreneurs, décideurs et autres participants potentiels issus du « marché extérieur » aimeraient mieux se retrouver entre eux, à l’abri de sympathiques chasseurs de contrats d’accompagnement… Une approche positive consisterait à penser que nous sommes tous au service d’un même projet d’évolution des organisations, et que nous cherchons tous à concilier le désir sincère de faire changer les visions du monde et la nécessité de gagner notre vie.

À lire LE COACH FREELANCE

Cas 2 : une collègue énonce son parcours et dit « je me suis formée à [ceci], et puis je me suis formée à [cela], et du coup je propose tel type de prestation ».

A la place de ceci et cela, vous pouvez mettre des techniques, des théories psychologiques, des modèles, tous plus ou moins labellisés, parfois transformés en buzzwords qui permettent d’en parler aisément sans en être expert, et souvent érigés en marque déposée. Une grande diversité règne dans ces formations : par exemple selon que le modèle a été inventé hier par une personne isolée qui cherche sa place sur le marché ou il y a quarante ans par des chercheurs américains, donnant lieu à une puissante franchise internationale et un protocole de certification officiel et coûteux. Ou encore selon que la formation est dispensée directement par les théoriciens d’origine ou par des formateurs labellisés par des formateurs labellisés par des formateurs… enfin vous avez compris.

Cas 3 : dans notre espace de coworking (de dernière génération), on n’accueille plus des nomades qui viennent louer une place à la journée, mais on essaie de créer un écosystème, avec des résidents (à plein temps et de préférence en groupe) qui peuvent s’entraider et même pourquoi pas faire du business ensemble.

Partager les compétences (comptabilité, web design, SEO, bizdev, Agile, etc.) est assurément vital, et si ceux qui les détiennent peuvent honnêtement gagner leur croûte en les transmettant à ceux qui en ont besoin, ou en réalisant pour eux des prestations, sans bouger de leur espace de convivialité, alors c’est encore mieux.

Cas 4 et plus… : le codéveloppement est devenu une commodité que l’on peut industrialiser.

On peut le faire grâce à des systèmes de visioconférence, la créativité en groupe réclame des outils ludiques qu’il ne sert à rien de créer soi-même car ils sont sur étagère, les grands séminaires ne sont plus gérables avec des Postits® qu’il faut ressaisir à la main, ils exigent une plateforme digitale. La multiplication d’espaces fonctionnant en mode « Lab » – souvent pour le meilleur – crée le besoin d’un ‘outillage de laboratoire’ nouveau qui va de la structuration intellectuelle jusqu’à la logistique hôtelière pure et dure…

Entendons-nous clairement : il n’est pas répréhensible d’essayer de gagner sa vie en créant des produits et en les vendant aux clients à qui ces produits peuvent être utiles. On peut néanmoins aborder le phénomène avec une distance critique et se poser un certain nombre de questions sur le régime global du marché intérieur.

Combien pèse le marché intérieur ?

Question difficile à traiter en l’absence de données. Il faut savoir où l’on trace la limite. Pour ma part, l’an dernier si je compte au sens strict, c’est moins de 1%, mais si j’inclus les services de consulting internes d’entreprises, on se rapproche des 9%. Faites le calcul pour vous-même, c’est le mieux qu’on puisse obtenir aujourd’hui à moins d’un solide mémoire de recherche (des volontaires ?). Il faudrait au passage distinguer tout le chiffre réalisé par des outilleurs (jouets, logiciels, profils de personnalités…) qui ne sont pas forcément issus de la communauté des indépendants mais de l’industrie classique, donc en marge du marché intérieur. Il faudrait aussi mettre à l’écart les gros cabinets de conseil, qui n’existent ni pour ni sur le marché intérieur, tout en se posant la question « à partir de combien commence-t-on à être gros ? » : entre les indépendants et les cabinets de plus de cinquante personnes, il existe une zone frontalière floue avec de très petits groupements d’associés ou des collectifs faiblement organisés mais constitués comme une marque.

Le marché intérieur a-t-il tendance à générer ses propres produits ?

Oui, c’est le cas par exemple des jeux pédagogiques pour la réflexion en groupe ou des kits de photo-langage qui ont une valeur d’usage pratico-pratique… Génère-t-il des produits dont le marché extérieur (les ‘vraies entreprises’) n’a pas réellement besoin ? Ça se discute.

Certaines approches séduisantes (je ne les nomme pas mais vous en reconnaîtrez plein…) ont un fonctionnement qui se rapproche un peu du commerce pyramidal : on y gagne des galons de crédibilité à coups de formation et de supervision, mais de l’aveu des praticiens honnêtes, il y a peu d’exemples d’une utilisation opérationnelle en mission sur le marché extérieur, c’est-à-dire peu de potentiel pour enrichir ses prestations, sinon dans le discours. Finalement, le seul espoir de gain offert aux praticiens labellisés sera de transmettre à leur tour la technique en animant leurs propres ateliers de formation.

Le marché intérieur favorise-t-il le développement de l’écosystème des freelances ?

A priori oui, puisqu’il permet à la plupart d’en tirer un complément de revenu. Pour certains, cela peut retarder le moment où, bon gré mal gré, ils ou elles vont se rapprocher d’un emploi classique, soit par le circuit normal, soit par des plateformes d’intermédiation pour freelances. Même s’il gagne en ampleur, l’écosystème se renouvelle aussi ! On peut s’inquiéter du fait que l’outillage croissant détourne une partie de ce revenu de la communauté vers des entreprises tout-à-fait traditionnelles, fabriquant par exemple des jeux de construction en plastique. Mais si cet outillage génère à son tour du revenu pour les freelances, pourquoi s’en alarmer ?

Faut-il avoir honte de vendre sur le marché intérieur ?

Ma réponse est clairement non, dans la mesure où il s’agit d’un pan émergent de l’économie, qui se développe dans les interstices entre les acteurs économiques existants. De ce fait, il est générateur d’activité – même si cela compense des baisses par ailleurs – et c’est a priori une bonne nouvelle. Non également, dans la mesure où le M.I. est sous-tendu par une vision partagée et par un idéal commun, celui de réinventer le travail et d’acquérir la souplesse et l’agilité nécessaire pour se tirer collectivement d’un sac de nœuds aujourd’hui identifié par la double problématique « fin de mois / fin du monde ».

Est-ce un phénomène particulier ou est-ce pareil dans tous les secteurs ?

Il est probable (et reste à vérifier) qu’un secteur donné de l’économie possède une forme de marché intérieur dès lors qu’il génère une communauté où les métiers sont variés et complémentaires et où les individus côtoient les entreprises, aussi bien du côté client que fournisseur. Il serait intéressant de comparer avec le secteur du bâtiment – diversité des types de clientèles, diversité des statuts de prestataires, complémentarité des expertises et des outils, emprise du « faire soi-même » et de l’informel. Il serait tout aussi intéressant de comparer avec le secteur de la Santé, et particulièrement le versant des médecines alternatives, où l’on retrouve clairement un parallèle avec le conseil, voire même un recouvrement, dans la mesure où le corps des gens fait lien entre les méthodes de travail utilisées et la qualité de vie qu’on en retire !

Le marché intérieur du conseil indépendant est un fil que l’on peut tirer à volonté ; il entraîne tellement de questions qu’il faudra surement une suite à cet article ! On peut quand même se demander, une fois le marché intérieur identifié pour ce qu’il est, si l’on n’est pas passé à côté de l’essentiel en se limitant à une approche économique en apparence aussi froide. L’essentiel, c’est que les frontières traditionnelles s’effacent, d’une part entre les différents types de bénéfices – matériels et immatériels – que l’on peut recueillir de son travail et d’autre part entre les différents profils d’acteurs qui interagissent ensemble, beaucoup moins empêtrés qu’avant dans leur statut employeur-employé-client-fournisseur.

L’essentiel, c’est aussi que l’on s’aventure ensemble dans un territoire entièrement nouveau, en misant sur la cohésion du tissu que nous formons, et en espérant que la chasse aux opportunités, la cueillette et le partage tribal apporteront en chemin de quoi subvenir à nos besoins.

L’essentiel, c’est enfin qu’en parallèle nos besoins décroissent, par un choix philosophique de la frugalité que nous arrivons (au moins pour certains d’entre nous) de plus en plus à imposer sur le plan professionnel et culturel.

Photo by Ryoji Iwata
Photo by Joshua Ness

Pascal Jouxtel
Chercheur

Pascal est chercheur au Cnam (LIRSA) en Sciences de Gestion, conseil en évolution culturelle des entreprises (freelance) et président (actuel) du MOM21, association pour le soutien des acteurs de l’innovation managériale.

 

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