Arrêtons d’idéaliser le passage en freelance8 minutes de lecture

Un.e travailleur.se “renonçant” au salariat pour le freelance ne fait pas forcément acte de bravoure. Parfois, ce choix se fait à défaut de trouver un contrat à sa convenance, voire, un contrat tout court. Parfois encore, il s’agit plutôt de préférer une liberté teintée de précarité à la stabilité du salariat, après une ou plusieurs expérience(s) malheureuses.

Quand j’ai annoncé sur les réseaux sociaux que je me “lançais” en tant que journaliste freelance à la rentrée 2017, un confrère m’a écrit : “Good luck ! J’ai prévu de sauter le pas un jour aussi. Je pense qu’on sera de plus en plus nombreux à avoir ce type de parcours à l’avenir. C’est très excitant !” Il a raison. Selon l’Observatoire des métiers de la presse, le nombre de pigistes en France a augmenté de 8,6 points entre 2000 et 2015, passant de 6.225 à 6.759, avec un pic frôlant les 7.000 en 2013, sur un total de 37.000 journalistes professionnels. Rappelons que le statut de pigiste est pour le moins spécial, puisque la Convention collective des journalistes oblige à “inscrire les journalistes pigistes comme les autres salariés dans le registre unique du personnel”. Mais dans les faits, un pigiste peut être tout aussi précaire que n’importe quel freelance.

Je n’ai pas été contaminée par l’enthousiasme débordant de mon confrère évoqué plus haut. Un grave burn-out, début 2017, m’a empêchée de reprendre le chemin du travail. Quand mon contrat s’est terminé, il a fallu réfléchir à la suite. La médecine du travail m’a conseillé de ne pas me rejetter à corps perdu dans mon métier, qui me manquait malgré tout. J’ai donc décidé de devenir journaliste indépendante, au moins “le temps de me refaire”. Mes indemnités chômage me permettent d’autant plus de tester ce statut pour le moins instable en m’assurant un revenu minimum.

RETROUVER LE TRAVAIL À PETITES DOSES

C’est aussi le raisonnement qu’a eu une consoeur, préférant rester anonyme. Pression, rythme intenable, menaces plus ou moins explicites de renvoi à la moindre contestation l’ont poussée au burn-out. Elle est devenue pigiste : “J’aimerais vivre de mes piges, voire, plus tard, arriver à trouver ma place dans une autre rédaction. Mais rien que d’y penser, ça me fait peur, je me sens encore inadaptée, traumatisée. Mais quand j’arrive à vendre et faire un sujet, j’éprouve la reconnaissance que je n’ai jamais eue auparavant. Et je m’autorise à être fière de moi.” Ici, la pige permet de retrouver peu à peu sa confiance en soi, et en son travail. Passer du salariat au freelance n’est donc pas toujours synonyme de jeune loup à l’ambition débordante qui se sent à l’étroit dans le salariat.

“J’aimerais vivre de mes piges, voire, plus tard, arriver à trouver ma place dans une autre rédaction. Mais rien que d’y penser, ça me fait peur, je me sens encore inadaptée, traumatisée”

Les statistiques ne disent pas, pour l’instant, si le statut de pigiste est pleinement voulu. Le Syndicat National des Journalistes estime pour sa part que cette décision se fait “souvent par défaut”, rappelant que les rédactions ont de moins en moins les moyens d’embaucher en CDD ou CDI. Devenir pigiste serait donc avant tout du pragmatisme – ou de la résignation, au choix.

“J’avais l’impression de ne pas être jugée à ma juste valeur, de devoir enrober mon travail sous un vernis de complaisance”

LE FREELANCE PAR DÉFAUT

Le journalisme n’est, bien sûr, pas le seul milieu concerné. Carole*, ancienne camarade d’études, en a eu assez du “monde de l’entreprise” à cause de problèmes de management. “J’avais l’impression de ne pas être jugée à ma juste valeur, de devoir enrober mon travail sous un vernis de complaisance, je trouvais ça assez épuisant à la longue, explique-t-elle. J’ai eu une mauvaise expérience (un renvoi injustifié) suivie d’une expérience longue à travailler pour un patron seul, et donc à devoir faire un peu tampon. Finalement, je me suis dit que je pourrais tout aussi bien m’en sortir toute seule, d’où le choix de quitter mon travail. Ce choix a été facilité par le fait que j’ai trouvé mon premier client alors que j’étais déjà salariée.”

À présent, Carole* est scénariste freelance de jeux vidéo, cumule missions d’écriture et petits jobs. Malgré les difficultés, elle n’envisage pas de retour au salariat pour l’instant : “Je dirais que le salariat, et la hiérarchie qui va avec, demande un lâcher-prise que tout le monde n’a pas, sur le travail en lui-même, son organisation et les méthodes employées. Il suppose aussi de croire au principe de hiérarchie, ce qui est pas mon cas”. Carole* se réserve pour une “super opportunité” : “Disons que je préfère être à mon compte plutôt que dans un boulot salarié qui ne me plairait qu’à moitié”.

ATTENDRE “LE BON CONTRAT”

Évidemment, tout le monde ne devient pas travailleur indépendant par dégoût du salariat. Mais les discours angéliques et élogieux sur le passage au freelance laissent peu de place à ceux dont c’est le cas. Les jeunes freelances semblent nombreux, comme Carole*, à s’y réfugier à défaut de trouver un emploi qui leur correspond. C’est aussi le cas de Morgane, qui a expliqué à Amédée s’être résolue à être freelance car elle ne trouvait pas de CDI pour son profil jugé “trop créatif” par de potentiels employeurs.

“C’est plutôt sain d’attendre le contrat qui me correspond, si je me mettais dans un emploi à tout prix, je ne serais pas heureux”

Martin n’a pas non plus trouvé contrat à son pied. À la fin de ses études, il a opté pour la pige : “Je cherchais un contrat mais je voulais vraiment un truc qui me plaise.” Si Martin y tient tant, c’est parce qu’il a été frustré par le passé : “Non seulement on me demandait de faire trop de trucs qui n’avaient rien à voir avec ce que je voulais faire, mais en plus on me refusait les sujets que je proposais et qui m’intéressaient. Il n’y avait même pas de carotte. Maintenant, le ratio est vraiment à mon avantage.”

Si ce choix ne correspond pas à un “désir profond”, Martin avoue y avoir “pris goût” : “Tu t’investis plus dans ton travail parce que tu n’as pas d’obligation. Tu le fais pour toi. Je peux aller au ciné en pleine journée, regarder des séries, faire les courses alors qu’il n’y a personne. C’est quand même cool. Et puis, ça va avec mon côté procrastinateur. Si je n’ai pas envie de bosser, je fais autre chose et je m’y mets plus tard”. Le jeune journaliste y trouve son compte : “C’est plutôt sain d’attendre le contrat qui me correspond, si je me mettais dans un emploi à tout prix, je ne serais pas heureux”. “Je n’ai pas du tout perdu foi dans le CDI”, assure-t-il en riant. Depuis, Martin a eu une proposition de CDI dans une des rédactions pour lesquelles il pige. Il l’a acceptée.

Crédits photos : Kristopher Roller sur Unsplash

Morgane Giuliani
Journaliste indépendante

Diplômée de Science Po, je me suis lancée dans la grande aventure du freelance en 2017, devenant pigiste à Paris après quelques années dans une grande radio. Parmi mes marottes : la culture et les enjeux de société.

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