Quand les freelances jouent collectifs

Pour pallier l’isolement inhérent à leur condition d’indépendants, pour apprendre, vendre ou se défendre, les freelances se rassemblent au sein de collectifs. En voici quelques spécimens.

#1 – Les collectifs locaux

Ces collectifs se sont d’abord constitués autour des espaces de coworking. Ces dix dernières années, ces lieux de travail d’un genre nouveau ont servi de catalyseurs aux travailleurs indépendants du monde entier. Inéligibles aux incubateurs, pépinières et autres accélérateurs, insatisfaits des cafés bruyants où l’on ne fait que passer, et bien décidés à fuir la solitude et les mauvaises habitudes de la maison, les freelances se sont naturellement tournés vers les espaces de coworking.

On y entre librement, et l’on en fait ce que l’on veut. Ils permettent à leurs membres de s’entourer de compagnons de route solidaires et complémentaires.

Ces espaces hybrides ont servi de terreau à la culture freelance et permis aux freelances de prendre conscience des spécificités de leur condition.

De ce quotidien partagé, des rites et des codes associés, une véritable conscience collective commence à émerger. Ces collectifs organiques, aussi divers que le profil de leurs fondateurs, sont autant de tribus sur les îles connectées de l’archipel freelance. Pour les découvrir, allez faire un tour sur Neo-NomadCopass ou Coworker.com.

#2 – Les collectifs métiers

Ces collectifs rassemblent des professionnels autour d’un métier commun ou d’une technologie spécifique. Développeurs, architectes, UX Designer, consultant web marketing, rédacteurs indépendants… ces freelances spécialisés s’unissent pour progresser ensemble sur des métiers en perpétuelle évolution.

Ces collectifs font office d’espaces d’apprentissage et de pôles de compétence. Ils apportent crédibilité et soutien à leurs membres.

Les collectifs métiers s’incarnent parfois dans des espaces physiques, mais c’est généralement en ligne qu’ils prennent vie pour se retrouver ponctuellement lors de Meetups. Groupes Facebook ou LinkedIn, channels Slack, repository GitHub… Sur ces espaces numériques, des indépendants du monde entier partagent bonnes pratiques, outils, templates, productions open source, missions, joies et peines. À certains égards, ces collectifs peuvent être comparés aux collectifs métiers d’antan que furent les guildes, les corporations ou les compagnons : on les rejoint pour apprendre, s’organiser et se défendre. On s’y fait une place, on y acquiert un statut, on s’y réalise.

#3 – Les collectifs sectoriels

Ces collectifs réunissent des freelances d’expertises diverses intervenant sur un secteur spécifique. Économie sociale et solidaire, luxe, sport, développement durable, édition, culture et médias… Ici encore, il peut s’agir de collectifs partageant un espace physique commun (comme la Ruche pour l’ESS ou Creatis pour la culture et les médias, par exemple) ou de collectifs hors-sol comme le réseau des freelances ESS et Développement Durable.

Ces collectifs permettent à leurs membres d’approfondir leurs connaissances du secteur tout en favorisant les synergies entre différentes expertises complémentaires.

L’effet réseau permet en outre de donner un coup de boost à l’activité commerciale de chacun de ses membres. Les freelances ayant choisi une niche peuvent ainsi s’épanouir au contact d’autres freelances avec lesquels ils peuvent monter des équipes projets pour répondre aux demandes de leurs clients communs.

#4 – Les plateformes ?

Les plateformes ne sont pas des collectifs au sens strict, elles sont même souvent données comme contre-exemples par les collectifs eux-mêmes. Dans les collectifs, on parle de réputation plutôt que de rating, de confiance plutôt que de contrat, de communauté plutôt que de profils. Et pourtant, certaines plateformes prennent avec le temps certains attributs du collectif : événements conviviaux, recommandations entre freelances, solidarité de fait via des offres d’assurance et de prévoyance, et peut-être demain revendications et action collective…

À mesure que le nombre de leurs membres grandit, les plateformes investissent de nouveaux territoires. Ontologiquement tournées vers la croissance, elles acquièrent aujourd’hui un poids qu’aucun collectif pur et dur n’est parvenu à atteindre (ça n’est d’ailleurs pas leur but). De ce poids, elles peuvent faire bien des choses.

Si l’on en croit les derniers débats autour de la loi LOM (loi d’orientation des mobilités), elles sont même en passe de se transformer en partenaires sociaux aux yeux du gouvernement. Un rôle qui pose question quand on sait que ces fameuses plateformes sont des entreprises privées, financées par des sociétés de capital investissement, sans autre mandat que celui de créer de la valeur pour leurs actionnaires. Difficile, dans ces conditions, d’éviter les conflits d’intérêts. Pour qu’elles puissent un jour endosser pleinement ce rôle de collectif, il leur faudra vraisemblablement repenser leur gouvernance. Actionnariat participatif, equity crowdfunding, blockchain… Ce ne sont pas les pistes qui manquent.

#5 – L’arbre qui cache la forêt

Le développement de ces collectifs de travailleurs indépendants offre un formidable champ d’étude bien au-delà du monde freelance. Ces nouvelles organisations questionnent en creux les entreprises traditionnelles, elles-mêmes en pleine remise en question sous la pression des bouleversements technologiques et de l’évolution des mentalités. En adhérant de façon libre et non contractuelle à un collectif professionnel, les freelances expérimentent de nouvelles formes de structures productives à rebours de l’entreprise traditionnelle.

Sentiment d’appartenance, culture, gouvernance, autonomie dans la réalisation des tâches, interdépendance, sens dans le travail… Les questions que se posent ces collectifs de freelances sont les mêmes que celles qui préoccupent les entreprises d’aujourd’hui, qu’elles se disent libérées, inclusives, sociales ou responsables.

En remettant l’individu – avec ses compétences, ses affinités et ses envies – au centre de la structure productive, les freelances questionnent, sans le savoir, un modèle vieux de deux cents ans : le modèle industriel qui, de l’usine d’hier aux grandes entreprises tertiaires d’aujourd’hui, a façonné nos sociétés depuis notre manière de produire jusqu’à celle de consommer.

Cet article a été initialement écrit par Antoine van den Broek pour le site amedee.co.

Photo de couverture : Brooke Cagle
Photo #2 : Priscilla Du Preez
Photo #3 :  Robert Bye

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