Relation client : les limites qu’on doit parfois poser quand on est une femme freelance8 minutes de lecture

Pour les femmes freelances, la relation avec les clients peut parfois être compliquée par des stéréotypes, des discriminations, voire des comportements pas tout à fait professionnels. Comment et quand poser les limites quand on y est confrontée ?

La relation client est un sujet important, inépuisable et central dans la vie des freelances. Comment trouver ses clients idéaux ? Comment travailler au mieux avec eux ? Comment négocier ? Comment construire une relation de travail qui dure, ou au contraire comment les quitter ?

Pour les femmes freelances, ces questions peuvent se superposer à des déséquilibres structurels, des stéréotypes, voire des discriminations. Dans la relation interpersonnelle avec les clients, cela peut les obliger à mettre des limites claires, quand les frontières entre pro et perso se brouillent ou quand le sexisme s’invite.

Condescendance et compliments

Lors de la Freelance Fair de 2018, une table ronde sur les spécificités d’être une femme freelance relevait un certain nombre de problématiques liées aux inégalités de genre et au sexisme. Ainsi, les femmes sont en moyenne payées 16% de moins que les hommes freelances (l’écart est de 19% pour les salariés) et ont plus de mal à négocier les contrats.

Une situation qui les pousse parfois à redoubler de dureté : quand Mimosa s’est rendu compte par hasard qu’un consultant moins expérimenté qu’elle avait un TJM 1,5 fois supérieur au sien, la négociation avec son client régulier a été ardue–il lui a notamment reproché un manque de reconnaissance. “En général, on lutte pour être prises au sérieux”, témoigne la designer freelance Margot Harrington dans un article de The Cut, racontant la condescendance à laquelle elle fait face avec son “petit business”. “Mes clientes remettent rarement en question mes tarifs, mais ça arrive plus souvent si je suis contactée par une entreprise dirigée par des hommes.”

Et puis les femmes freelances “se heurtent parfois au sexisme et aux stéréotypes de leurs clients et partenaires. Même si elles ont moins de collègues et pas de supérieurs hiérarchiques, elles peuvent malgré tout se heurter à des violences au travail, notamment du harcèlement sexuel”, retrace l’une des intervenantes à la table ronde de la Freelance Fair.

Il y a aussi les situations troubles, grises, intermédiaires, celles où la frontière entre le pro et le perso se brouille, où l’on doit réagir à un trouble instillé par le client. C’est arrivé plusieurs fois à Bénédicte, freelance en communication dans le secteur de l’immobilier.

Avec certains clients je sens parfois un flottement. Il y a des suggestions qui sortent du cadre professionnel, des compliments sur ma façon d’être habillée. J’ai eu un cas d’une personne qui voulait absolument me raccompagner chez moi, sous prétexte que c’était mon ‘bureau’.

Numéros d’équilibriste

Pour elle, ces flottements sont compréhensibles : on travaille étroitement ensemble, parfois pendant des mois, des relations conviviales peuvent se mettre en place, et puis après tout beaucoup de gens trouvent l’amour sur leur lieu de travail.

Mais le déséquilibre structurel qui existe entre un client et sa prestataire peut créer un vrai malaise : il faut qu’en face je puisse me positionner sans que ça me porte préjudice.” En réalité, les compliments et attentions sont souvent des “cadeaux empoisonnés” dont on ne sait pas quoi faire : “le client ne se met pas à la place de sa prestataire, en se disant ‘je vais peut-être la mettre mal à l’aise’.”

Dans le Guardian, la freelance Antonia Taylor se souvient de toutes les remarques absolument pas professionnelles que des clients masculins lui ont faites sur son physique, et auxquelles elle ne savait pas comment réagir. “Dans le monde merveilleux de l’indépendance professionnelle, où est-ce que je vais quand on me fait ce genre de remarques ? Je n’ai pas de manager, ni d’équipe RH, ni de boss ou d’équipe qui peuvent faire tampon. Est-ce que je peux créer ces garde-fous ? Et surtout, est-il normal que je doive le faire ?”

Dans ce genre de situations, les femmes adoptent les mêmes stratégies que face à des avances non désirées, quel que soit le contexte : poser les limites d’emblée, mais jamais de manière frontale.

Bénédicte n’attend pas de potentiel glissement ; au fil du temps, son radar s’est affiné et elle sent très vite les situations où elle doit reprendre le contrôle. “J’arrive assez bien à remettre les choses dans le cadre mais il faut toujours opérer des stratégies qui ne me conviennent pas, comme se justifier d’être en couple. On insiste sur l’indisponibilité plutôt que sur le manque d’envie, alors qu’on devrait pouvoir dire non sans être en couple. Et il faut refuser d’autant plus poliment que c’est un client, qu’on ne veut pas le perdre”, explique-t-elle.

Faire en sorte que le non ne se transforme pas en punition commerciale, ça demande un peu d’habileté dans la relation.

Antonia Taylor écrit sensiblement la même chose : “Quelles sont mes options ? Est-ce que je réagis aux commentaires sur mon apparence et cours le risque de perdre le client ? L’équilibre des pouvoirs en tant que freelance peut être très fragile.”

Les femmes doivent alors souvent se livrer à un exercice d’équilibriste qui rajoute une couche supplémentaire de diplomatie, et qui met la responsabilité d’une relation apaisée sur elles–qui n’ont au départ rien demandé.

L’indépendance protège-t-elle ?

Ceci étant dit, le fait d’être freelance peut aussi être une vraie protection dans ce genre de situations. “Quand on est free on est chez nous, on travaille avec qui on veut, c’est une vraie chance. Ce n’est ni juste ni normal de devoir se priver d’un client parce qu’il est trop chiant, mais au moins on peut,” observe Bénédicte. C’est ce qu’Antonia Taylor a fait : elle a renoncé à travailler avec un client potentiel, en estimant que quelqu’un qui lui fait des remarques sur son physique risquait d’avoir du mal à se montrer professionnel de manière générale.

Et puis être indépendante crée naturellement une distance : on travaille souvent de chez soi, on n’est pas “coincée” avec des collègues ou des supérieurs potentiellement sexistes, on est aussi dans une relation malgré tout plus égalitaire en tant que prestataire extérieure. Pour ce qui me concerne, j’ai eu l’impression d’être beaucoup plus souvent confrontée au sexisme et/ou aux situations “grises” quand j’étais salariée.

Émilie, freelance dans la communication institutionnelle, qui n’a jamais connu de situations désagréables en tant qu’indépendante, même dans des milieux très masculins, abonde :

En étant salariée j’ai eu des situations assez embarrassantes avec des hommes de pouvoir, plus vieux et un peu ‘dégueu’. Mais quand tu n’es pas dans l’organisation, tu es un électron libre et je pense que ça te protège.

Difficile de vérifier cette intuition dans les faits, car il n’existe pas de statistiques sur le sexisme au travail pour les freelances. Mais les chiffres concernant le travail en général sont effrayants. Selon un rapport Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et la Fondation européenne d’études progressistes (FEPS) de 2019, en France, 55% des femmes ont fait face au moins une fois à une situation de violence sexiste ou sexuelle au travail.

Près d’une Française sur trois a déjà été harcelée ou agressée sexuellement, au sens juridique du terme, sur son lieu de travail. Et il peut être extrêmement difficile de sortir de ces situations, surtout quand on n’a pas le soutien de sa hiérarchie.

Alors, quand on est freelance, en un sens, “on se crée son environnement protecteur”, comme le dit Bénédicte. “C’est dommage d’en arriver là parce que le statut lui-même n’est pas très protecteur, mais en termes de conditions de travail c’est formidable pour les femmes. Le statut de freelance permet de dire non, c’est une chance et une force.”

Philothée Gaymard
Journaliste indépendante

Je suis journaliste et rédactrice freelance depuis tout début 2015, après quatre ans passés chez Usbek & Rica. J’écris sur le genre, l’innovation, le développement durable et parfois un mélange de tout ça.

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