Une petite histoire de notre rapport au travail12 minutes de lecture

L’homme a toujours eu un rapport ambigu au travail, et même le plus souvent carrément schizophrène. On aime et on déteste travailler. On travaille pour ne plus avoir à le faire, mais on y déploie tant de temps, d’énergie et de ressources, on y apprend des choses, on y côtoie des gens, on en retire des rétributions et de l’autonomie… Au point qu’on en arrive à ne plus pouvoir totalement distinguer son travail de soi-même, et à ne pas pouvoir imaginer s’en passer.

Pour essayer de mieux se situer dans ces contradictions, essayons de tracer une petite histoire de la grande épopée de travail.

Le travail qui aliène, le travail qui élève

Pendant des millénaires, le travail n’a pas été tenu en haute estime, c’est le moins qu’on puisse dire … Dans son étymologie même, le travail rappelle un antique instrument de torture romain destiné à punir les esclaves rebelles (le Tripalium) ! La pensée antique, grecque et latine, méprisait le travail et le christianisme le percevait comme une punition divine… On partait de loin !

Pourtant, à y regarder de plus près, le terme un peu trop générique de travail avait déjà été analysé plus finement. S’il était globalement connoté négativement, il n’était pas uniformément rejeté. Aristote distingue deux sortes de « travail »; la praxis et le poïésis.

La praxis est un travail intérieur, où le fait de bien agir est le but même de l’action, celle-ci n’ayant pas de finalité externe. « Quand je danse, je danse » disait Montaigne. On apprend à danser pour être meilleur danseur et cela suffit. Ce “travail” là est celui qui élève. Musique, science, littérature, philosophie, politique, rhétorique, guerres et religions relèvent de la praxis, les seuls travaux qui conviennent aux hommes bien nés.

Le poïésis est une activité conduisant à produire quelque chose d’extérieur à soi ; de la nourriture ou des objets manufacturés par exemple. On s’épuise à créer quelque chose qui nous échappe. Par conséquent, on ne vit plus pour soi. Il est, aux yeux des Grecs, synonyme d’aliénation et contraire à l’élévation de l’individu. Le travail des esclaves.

Comme à cette époque, et jusqu’à la Révolution Industrielle, l’agriculture et le travail domestique accaparaient l’écrasante majorité des hommes et le poïésis était la norme, le travail était globalement vécu comme un mal nécessaire ou une punition de Dieu.

Parmi les classes laborieuses, le travail n’était pas une activité vraiment distincte du reste de la vie. On n’allait pas au travail, on ne pointait pas à l’usine, on ne distinguait pas clairement le temps productif du temps social ou temps personnel. Les moissons ou les vendanges par exemple étaient à la fois un travail et un événement social important, où les gens se retrouvaient, échangeaient et apprenaient.

On ne se considérait pas comme un producteur ou un consommateur, le travail faisait partie de son identité générale, il n’était pas tant une profession qu’une condition. La praxis était réservée à une élite de citoyens, de seigneurs, de prêtres et de penseurs. Cette distinction a été au fondement de l’ordre social pendant des siècles, et expliquait la division entre citoyens et esclaves dans le monde grec, puis la division entre l’aristocratie et le tiers-état pendant le moyen-âge.

Loin des considérations triviales de la plèbe, les élites focalisaient explicitement leur énergie dans les affaires « nobles » et pouvaient se flatter d’ignorer superbement la majorité besogneuse.

Mais les choses commençaient à changer…

L’anoblissement du travail

 C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain » Genèse.

Si le christianisme considérait le travail comme une punition divine, c’est un ironique retour des choses que cette même religion devienne la principale promotrice de ce qu’on appellerait aujourd’hui « la valeur travail ».

C’est Saint Benoit, qui dans la fameuse règle, qui allait progressivement régir la vie de la majorité des monastères d’Europe, lança pour la première fois l’idée que le travail pouvait élever l’esprit et l’âme : “L’oisiveté est ennemie de l’âme. Les frères doivent donc consacrer certaines heures au travail des mains et d’autres à la lecture des choses divines. Ils sont vraiment moines lorsqu’ils vivent du travail de leurs mains”.

Ici apparaît l’idée que le travail peut être un moyen de s’élever, pas seulement matériellement mais aussi spirituellement.

En apprenant à l’homme courage, savoir-faire, autonomie et humilité, le travail devenait un instrument au service de l’épanouissement de l’homme et de la volonté de Dieu. On admet alors que n’importe quel métier porte une part de praxis et donc de noblesse. Quant à la poïésis, elle vous apprendra l’humilité, valeur cardinale du croyant !

En apprenant à l’homme courage, savoir-faire, autonomie et humilité, le travail devenait un instrument au service de l’épanouissement de l’homme et de la volonté de Dieu. On admet alors que n’importe quel métier porte une part de praxis et donc de noblesse. Quant à la poïésis, elle vous apprendra l’humilité, valeur cardinale du croyant !

Si l’on se rappelle de l’importance économique des monastères au Moyen-Age, premiers manufacturiers et premiers « propagandistes » de l’époque, on doit comprendre que les germes de cette idée venait de tomber dans un terreau incroyablement fertile.

Ce germe n’aura eu de cesse de se répandre et de s’enraciner. La Réforme de Luther qui commence à secouer l’Europe introduit un nouveau rapport au travail. Max Weber est le premier à formaliser ce phénomène dans son livre « L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme ».

En traduisant la Bible, Luther transforme certains passages; le terme de travail est parfois désigné par le mot beruf, c’est à dire vocation. Le travail quitte la sphère païenne et devient une vocation spirituelle assignée par Dieu. Accomplir son travail devenait une manière de plaire à Dieu.

Plus besoin de praxis ou de poïésis, le travail terrestre et le travail céleste se confondent et peu importe la tâche qu’on se voit assignée, celle-ci est digne parce qu’elle sert l’œuvre de Dieu.

Et les hommes commencèrent à s’atteler à leur travail comme à un sacerdoce … Weber le dit lui-même ; ce n’est pas par la raison que s’est établi le système capitaliste mais par la conviction spirituelle. En Grande-Bretagne le mouvement des Quakers illustre parfaitement cet élan à la fois spirituel et capitaliste.

Nouvel ordre social

Dans un intervalle relativement court, les penseurs et les politiques se rallient de plus en plus massivement à cette conception du travail, et invitent la société à changer.

« Sur la sphère de la production se sont fixées soudainement toutes les attentes et toutes les énergies utopiques : d’elle viendra non seulement l’amélioration des conditions de vie matérielles, mais aussi la pleine réalisation de soi et de la société »

Dominique Meda

Encore une fois, ce n’est pas à la lumière de la raison froide que l’on se lance avec énergie dans la sphère productive mais par la conviction profonde d’une mission supérieure.

Progressivement, cette « valeur travail » forgée par le protestantisme quitte la sphère religieuse mais conserve son importance sociale et spirituelle. La recherche d’un sens transcendant passe désormais par le matérialisme.

La nouvelle aristocratie du travail a remplacé la vieille aristocratie des privilèges. L’ordre ancien est progressivement effacé. Le travail n’est plus une corvée, il est une distinction et un devoir spirituel. Cette idée avait triomphé et le champ était libre pour un ordre social nouveau.

Les sociétés européennes se retrouvèrent complètement chamboulées. Partout les révolutions éclataient et les réformes pleuvaient. L’exode rural poussait des millions de personnes vers les villes, quittant leur condition de paysans indépendants pour devenir des urbains, souvent ouvriers et salariés.

Le travail était une condition liée à son identité profonde, il devient une activité aux périmètres clairement délimités. Il quitte la sphère de l’être pour rentrer dans l’avoir.

La bourgeoisie industrieuse prenait les manettes et fabriquait un nouvel ordre social à l’image de ses convictions. Le travail était glorifié et l’on pouvait se targuer d’être un homme entreprenant, rigoureux et occupé.

L’ordre social n’est plus basé sur la distinction entre la praxis des élites et le poiésis du peuple mais entre le capital et le travail.

Des machines et des hommes

Cette évolution des mentalités s’accompagne d’une évolution de la technologie. La révolution industrielle nous a amené les machines et les machines nous ont placé devant de nouvelles réflexions existentielles sur le travail…

D’un coup, l’humanité pouvait profiter de l’énergie phénoménale accumulée par des millions d’années de vie fossile, et d’un coup l’horizon du travail, auparavant limité par la modeste puissance du corps humain, s’ouvrait sur des perspectives infinies. Peut-on imaginer l’ampleur de cette nouveauté dans des sociétés qui depuis des millénaires reposaient sur la seule force des bras ?

L’homme n’était plus le seul à travailler, il se trouvait à la fois assisté et mis en compétition par des machines. La donne avait changé, les espérances se cristallisèrent, et les peurs aussi.

D’un coté, on pouvait entrevoir la fin du poïésis et des tâches aliénantes. On pouvait espérer que la force des machines nous donnerait le pain sans la sueur. On pouvait croire à la fin progressive de l’exploitation, à la société du temps libéré et à la généralisation de la praxis à toute la population.

De l’autre, on craignait de déposséder l’homme de ses facultés créatrices et de détruire tous les fondements des sociétés. Si l’homme n’allait plus avoir besoin de travailler pour vivre, qu’allait-il faire de sa vie ? Faudra-t-il construire une nouvelle société du temps libéré ? Mais celle-ci serait alors en contradiction totale avec les injonctions de la culture bourgeoise qui valorise l’effort et le travail…

Le stade absolu des sociétés capitalistes mécanisées conduisait vers une société aux valeurs nécessairement opposées à la culture dominante du travail, et donc une nouvelle remise en cause de l’ordre social.

L’éthique du capitalisme n’a pas cherché à mettre fin aux tâches aliénantes, elle a affirmé qu’aucun travail n’était aliénant tant que sa finalité était bonne. La solution était efficace mais un peu trop expéditive… On trimait pour son salut (puis pour son statut social) au lieu de trimer pour simplement rester vivant, mais on trimait quand même. On n’avait pas vraiment résolu la question fondamentale.

En se décomposant en milliers de tâches simples, en s’inscrivant sur des marchés de plus en plus vastes, le travail devenait de plus en plus abstrait. Le travailleur n’accomplissait désormais qu’une petite part du processus productif et perdait de plus en plus le sens de son effort.

Travailler lui permettait toujours de vivre mais le lien auparavant très concret entre le blé dans son champ et le pain sur sa table devenait de moins en moins évident.

La question de l’aliénation au travail refaisait surface. Certains misaient sur le progrès technique pour la résoudre, d’autres en appelaient à une révolution politique. Pourtant la croyance dans une forme de transcendance matérialiste n’est jamais sérieusement remise en cause ; ni le socialisme, ni le marxisme ne contestent profondément la finalité du travail.

Il faudra attendre les mouvements des années 60-70 pour voir renaître une pensée économique non matérialiste.

À lire  LA FIN DU RÊVE SALARIÉ

William van den Broek
Rédacteur indépendant

Cofondateur de Mutinerie, je me passionne pour les écosystèmes, qu’ils s’agissent de communautés humaines, animales ou végétales. À côté de mes activités d’écriture, je donne régulièrement des formations d’introduction à la permaculture.

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