Le freelancing, recours risqué pour les femmes déçues du salariat11 minutes de lecture

Plusieurs problématiques qui leur sont spécifiques peuvent les pousser à quitter le salariat : plafond de verre, discrimination liée à leur genre, voire, harcèlement sexuel. Amédée s’est entretenu avec plusieurs femmes dans ce cas, et des sociologues alarmistes sur les risques de dépendance et déclassement économiques qui s’en suivent.

Amédée a déjà enquêté sur ce côté peu médiatisé du freelancing : les travailleurs devenus indépendants parce qu’ils ont vécu une ou plusieurs expériences salariées négatives, et pas par vocation. S’il n’existe pas de statistiques sur ce type de trajectoire professionnelle, les sociologues s’y intéressent de plus en plus, notamment du côté des femmes.

En 2017, 40 % des entreprises individuelles ont été créées par des femmes, contre 38% en 2014, indique l’INSEE, qui constate “une féminisation progressive” de ce régime. Pour l’instant, il n’existe pas de statistiques sur les femmes ayant quitté le salariat pour l’entreprenariat. “On a pas mal de cas de femmes qui ont été en CDI pendant 5 à 10 ans, constate cependant Grégoire Leclercq, directeur de la Fédération des Auto-Entrepreneurs. Elles quittent un cadre qui ne leur plaît plus, mais elles savent que le chemin ne sera pas pavé de roses.

DES EXPÉRIENCES SALARIÉES TRAUMATISANTES

Ce CDI, le premier de sa carrière, Laetitia l’accepte à contre-coeur il y a un an, car le patron “a une réputation”. Dès son arrivée, il lui propose des “déjeuners et dîners” : “Il voulait qu’on se tutoie, il me disait qu’on devait fonctionner comme un couple, tout se dire, raconte-t-elle. Il voulait s’immiscer dans ma vie personnelle.” Laetitia prend ses distances, et le ton change : “Il me balançait sur mon bureau des dossiers ou des feuilles, il m’appelait à la maison et menaçait de ruiner ma carrière.” Au bout de 3 mois, cette chargée en recrutement se retrouve en arrêt maladie pour burn-out, et son patron continue à la harceler au téléphone. Elle obtient une rupture conventionnelle. “Même le service des ressources humaines était de son côté”, se souvient Laetitia. Elle décide alors de fermer la porte du salariat : “Je ne voulais plus rentrer dans ce genre de moule avec un employeur. J’avais trop peur, c’est pour ça que j’ai décidé d’être ma propre patronne.” Depuis, cette diplômée en lettres de 34 ans est devenue rédactrice Web et correctrice à son compte. Pour elle, l’auto-entreprenariat est une “voie de secours” par défaut.

On pourrait penser que le cas de Laetitia est extrême. Mais selon le Défenseur des Droits, 1 femme sur 5 est confrontée à une situation de harcèlement sexuel au cours de sa carrière. Seuls 5% des cas sont portés devant la justice. 40 % d’entre eux sont résolus “au détriment de la plaignante, avec des conséquences directes sur son emploi”, souligne l’étude menée par l’IFOP pour le Défenseur des Droits, avec un non-renouvellement de contrat, un blocage de carrière, ou une démission à la clé.

Je fais tous les jours le deuil du harcèlement moral que j’ai vécu dans mon entreprise

Julie Réjean

Fondatrice de Co-Women

J’ai vécu 2 ans et demi de harcèlement moral lorsque je travaillais en agence chez l’annonceur, témoigne de son côté Julie Réjean, 35 ans. C’est aussi pour ça que j’ai songé à être à mon compte, pour gagner en stabilité émotionnelle et personnelle.” Depuis 5 ans, elle est consultante et formatrice en marketing freelance. Il y a un an, elle a fondé Co-Women, un réseau d’entraide et de networking “bienveillant” pour travailleuses indépendantes, qui réunit plus de 800 femmes à travers la France. “Ça m’a laissé des cicatrices. Au sein de Co-Women, je fais tous les jours le deuil de ce que j’ai vécu dans mon entreprise. Au moins 40% des femmes qui y arrivent ont subi une forme de harcèlement moral. C’est effarant.

MISES AU PLACARD APRÈS UN CONGÉ MATERNITÉ

Au retour de leur congé maternité, Stéphanie et Justine* souhaitent adapter leur travail à leur nouvelle vie familiale. Ce qui est mal vu par leur entreprise. “J’ai arrêté de faire les heures supplémentaires pour lesquelles je n’étais pas payée, parce qu’elles ne m’ont jamais permis d’évoluer de toute façon, et je voulais rentrer tôt auprès de mon bébé, me confie Justine*, pigiste de 31 ans. Ma boss m’a fait comprendre que c’était préjudiciable à ma carrière, et que ce serait compliqué d’espérer une promotion.” Sa patronne lui fait aussi croire que ses collègues voient ses départs à 17h30 d’un mauvais oeil, ce que Justine* sait être faux. “On n’aurait jamais fait ça à un homme, s’agace-t-elle. Je n’avais vraiment rien à me reprocher dans mon travail, je me donnais toujours à fond. Je refusais juste d’offrir comme avant des heures à ma boîte et on m’a fait culpabiliser pour ça.” Justine décide de partir après un burn-out à l’été 2017, et 5 ans dans cette rédaction. “Je ne refuserais pas un CDD ou CDI, mais seulement si le poste me plaît vraiment, insiste-t-elle. Je peux organiser ma journée comme je le veux, et j’ai l’impression d’avoir plus de temps pour moi.

“Mon départ de l’entreprise a été une vraie libération. Je n’accepterai un poste que si j’ai la possibilité de quitter tôt”

Stéphanie

Quand elle rentre de congé maternité, Stéphanie, 34 ans, constate que sa remplaçante a été embauchée à son poste : “J’avais deux fois moins de travail. On m’a fait culpabiliser en me disant que je n’étais pas capable de reprendre ma place dans l’équipe.” Elle arrive tôt le matin pour ne pas rentrer tard auprès de son enfant, ce que ses collègues “ne comprennent pas”. Elle finit par démissionner, 6 mois après son retour de congé maternité, et 3 ans d’ancienneté : “Mon départ de l’entreprise a été une vraie libération.” Désormais, elle est coach à l’attention des mères et des enfants, et se donne un an pour réussir : “J’ai tiré tellement de force de cette histoire que je veux partager ce que j’ai appris.” Le plus important pour elle ? Trouver un équilibre entre sa vie professionnelle et sa vie familiale. “Je n’accepterai un poste que si j’ai la possibilité de ne pas finir tard.

LE CAS DES “MOMPRENEURES”

La sociologue du travail Julie Landour a étudié le cas des mères devenant entrepreneuses, aussi appelées “mompreneures”. Ce terme américain désigne les femmes cadres qui se mettent à leur compte au moment de la naissance d’un enfant, souvent dans des activités tournées vers la maternité, l’enfance, ou la vie domestique. L’une des premières “mompreneures” françaises d’envergure a été Anne-Laure Constanza, fondatrice de la marque de maternité Envie de Fraise, désormais connue dans le monde entier et même portée par quelques stars.

Soit elles n’ont jamais réussi à s’insérer durablement dans le salariat, en allant de CDD en CDD, soit elles n’arrivent pas à accéder aux évolutions auxquelles elles aspirent – elles s’en aperçoivent souvent après une grossesse, soit elles ne s’épanouissent pas dans le travail salarié et décident de créer leur entreprise et de s’occuper de leurs enfants, soit elles ont été fracassées par le salariat”, détaille Julie Landour à Amédée.

Sur ce dernier point, la sociologue cite “des secteurs professionnels de plus en en plus durs, des postes de cadres difficiles à tenir et en parallèle, un investissement important dans la sphère familiale, avec des femmes qui s’épuisent”. C’est ce que l’on nomme la “charge mentale”, concept désignant le fait d’anticiper, planifier et prendre en charge les besoins du foyer au quotidien. Des tâches mentales généralement assumées par les femmes, et qui peuvent mener au burn-out. Établi en 1984 par la sociologue Monique Haicault (La Gestion ordinaire de la vie à deux), il a été re-popularisé en France en 2017 par l’autrice de bande dessinée Emma.

Pour les mompreneures, le risque est qu’elles se retrouvent femmes au foyer sans s’en rendre compte

Julie Landour

Sociologue du travail

Ces “mompreneures” s’en sortent-elles mieux que dans leur passé de salariées ? “Elles ne sont pas les plus nombreuses”, constate la sociologue. La première raison est que ces femmes se retrouvent, la plupart du temps, à gagner moins d’argent qu’auparavant, et parfois, pour plus d’heures travaillées. La construction d’une dépendance économique nouvelle envers le conjoint est le scénario le plus classique, et il est dangereux. Pour “compenser” cette perte de pouvoir économique au sein du foyer, elles risquent de piocher dans leurs économies, ou s’occuper de plus en plus de leurs enfants : “Le risque est qu’elles se retrouvent femmes au foyer sans s’en rendre compte, prévient Julie Landour. S’il y a divorce, c’est la douche froide.” La sociologue a écrit un long article sur les mompreneures pour un numéro de Travail et emploi consacré aux liens entre genre et travail indépendant, paru en 2017.

RISQUE DE FRAGILISATION ET DE DÉCLASSEMENT

L’augmentation du nombre de femmes dans les professions indépendantes est plus faible lorsqu’il s’agit de positions intéressantes et de rémunérations importantes, appuie Sarah Abdelnour, maîtresse de conférence en sociologie à Paris Dauphine, qui a co-dirigé ce numéro de Travail et emploi. Dans l’ensemble, les femmes indépendantes gagnent 28% de moins que leurs homologues hommes.

Un constat alarmiste se dessine : “L’activité indépendante des femmes présente un risque d’enfermement domestique, de brouillage des frontières entre vie personnelle et vie professionnelle, et d’une augmentation de l’inégalité dans la répartition des tâches domestiques, nous résume Sarah Abdelnour. On ne va pas dans le sens d’une émancipation. C’est une mise en danger car elles se retrouvent à dépendre de leur conjoint plus qu’auparavant. Réussir à concilier vie personnelle et professionnelle se fait au prix d’une activité professionnelle réduite ou d’horaires décalés.

Dans l’ensemble, les femmes indépendantes gagnent 28% de moins que leurs homologues hommes

Sarah Abdelnour

Maîtresse de conférence en sociologie à Paris-Dauphine

En clair : si la travailleuse indépendante ne vient pas d’un milieu favorisé, ouvert à ce type de travail, si elle ne dispose pas d’un capital économique minimum, d’un réseau, et du soutien d’un compagnon qui ne la voit pas comme une mère au foyer, elle a alors peu de chance de vivre de sa nouvelle activité.

Plusieurs techniques peuvent permettre d’éviter ces écueils. À commencer par faire garder ses enfants. “Développer une activité ne se fait pas pendant une heure ou deux de sieste, confirme Stéphanie. Il est important que mon fils soit gardé car je ne me considère pas comme femme au foyer mais entrepreneuse.” Une autre technique est de ne pas rester isolée, en rejoignant un réseau de femmes entrepreneuses. “C’est important pour avoir des conseils, partager son expérience”, estime Laetitia, qui fait partie d’un réseau d’entraide pour autoentrepreneuses sur Facebook.

*les prénoms suivis d’une astérisque ont été modifiés

Image d’illustration : Will Wilson
Image #2 : LinkedInsSales Navigator

Morgane Giuliani
Journaliste indépendante

Diplômée de Science Po, je me suis lancée dans la grande aventure du freelance en 2017, devenant pigiste à Paris après quelques années dans une grande radio. Parmi mes marottes : la culture et les enjeux de société.

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